Dans son article « Les rites comme actes d’institution », publié dans « Actes de la recherche en sciences sociales, en 1982, Pierre Bourdieu s’intéresse à la signification et à la fonction sociale des rites alors que Arnold Van Gennep et Victor Turner n’ont proposé selon lui, qu’une analyse descriptive de leurs différentes phases.
Consacrer la différence
Ce n’est pas tant le passage d’un stade à un autre qui retient son attention que l’effet de séparation qu’il provoque entre les individus qui ont subi un rituel et ceux qui ne le subiront jamais, marquant ainsi leur différence. C’est pourquoi, Bourdieu parle de rite de légitimation ou de rites d’institution. Il prend l’exemple de la circoncision. Elle ne peut être appliquée qu’aux hommes – enfants ou adultes. En traitant de façon différente les hommes et les femmes, le rite de la circoncision consacre, institutionnalise leur différence. Il constitue en distinction légitime, en institution, une simple différence de fait.
Agir sur la représentation du réel
Comment s’opère la consécration d’une différence ? Quels en sont les effets ? Pour Bourdieu, les sciences sociales doivent prendre en compte l’efficacité symbolique des rites d’institution, c’est-à-dire le pouvoir qui leur appartient d’agir sur le réel en agissant sur sa représentation (il rejoint en cela l’analyse de Maurice Godelier me semble-t-il). L’investiture, qu’il donne en exemple, transforme :
• la représentation que les autres se font de la personne investie et leur comportement à son égard
• la représentation que la personne investie se fait d’elle-même et les comportements qu’elle se croit tenue d’adopter.
« Le titre de noblesse ou le titre scolaire, multiplient, et durablement, la valeur de leur porteur en multipliant l’étendue et l’intensité de la croyance en leur valeur ».
Signifier à l’individu son identité
Le rite d’institution est aussi un acte de communication qui a vocation à signifier à quelqu’un son identité à la « face de tous » en lui notifiant avec autorité ce qu’il doit faire et ce qu’il doit être. A chacun de « tenir son rang », de se conduire en conséquence de ce qu’il est. « Deviens ce que tu es » constitue pour Bourdieu la formule qui « sous-tend la magie performative de tous les actes d’institution ».
Décourager la transgression
L’acte d’institution a aussi pour fonction de décourager la transgression. Bourdieu donne pour exemple imagé la muraille de Chine qui a pour rôle à la fois d’empêcher les étrangers d’entrer et les Chinois de sortir (selon Owen Lattimore). En rappelant aux individus leur identité et le rôle qui leur est assigné, le rite d’institution entend les sauvegarder du déclassement, leur éviter la tentation de déroger à la règle. Cela passe par l’éducation, l’incorporation, sous la forme de « l’habitus » qui permet de fixer à chacun ses limites, de rester à sa place.
Effet et efficacité des rites douloureux
Les expériences psychologiques qui ont été menées montrent que les rites initiatiques sévères et douloureux pour le corps provoquent une adhésion plus forte à l’institution. Les exemples ne manquent pas : pratiques religieuses ascétiques, formation des élites (écoles préparatoires), rites initiatiques des tribus primitives… mais aussi pratiques du bizutage.
Les stratégies de condescendance
Bourdieu appelle « stratégies de condescendance ces transgressions symboliques de la limite qui permettent d’avoir à la fois les profits de la conformité à la définition et les profits de la transgression ». Le condescendant a le privilège de prendre des libertés sur son privilège. Sûr de son identité culturelle, il peut jouer avec la règle et afficher ses goûts pour des choix qui ne relèvent pas du milieu social auquel il appartient.
L’acte doit être garanti par tout le groupe
Les actes que Bourdieu qualifie de « magie sociale » (mariage, baptême, signature, adoubement…) ne peuvent être réussis que s’ils bénéficient de la reconnaissance de tout le groupe. La légitimité du mandataire est fondée non dans sa croyance singulière en ce qu’il fait mais dans la croyance collective, garantie par l’institution et matérialisée par un titre ou par des symboles (galons, uniforme par exemple). Un titre (Monsieur le Président) est un témoignage de reconnaissance à l’égard de l’institution et non de la personne qui le porte. « La croyance de tous, qui préexiste au rituel, est la condition de l’efficacité du rituel ».
Les rites d’institution : une raison d’être ?
Bourdieu termine son article sur une interrogation qu’il qualifie lui-même de métaphysique : « les rites d’institution n’ont-ils finalement pas pour rôle de donner de l’importance aux êtres humains ? Et de conclure que s’ils répondent aux besoins des uns de les arracher à leur insignifiance, ils entraînent les autres dans le néant.
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