Après avoir retracé la longue gestation d’Internet, à travers son histoire,
ses valeurs et ses usages, Dominique Cardon interroge sa dimension politique et
démontre comment, en élargissant l’espace public, Internet a révolutionné la
nature même de la démocratie. En instaurant de nouveaux protocoles entre
information et conversation, Internet se détache des medias de masse et met un
terme au traditionnel découpage entre l’espace privé et l’espace public qui
garantissait la prédominance des modèles légitimes économiques, culturels et
politiques qui se sont développés tout au long du XXe siècle. Il questionne
également ses limites avec d’une part, la montée d’un nouveau
« capitalisme cognitif » qui voudrait prendre le contrôle de la toile
et d’autre part, sous l’effet d’un usage massif, la transposition des
inégalités du monde « réel » à la toile, nouvel espace que les
fondateurs avaient rêvé libertaire et égalitaire.
Plan
L’ouvrage s’articule autour de quatre chapitres.
Chapitre 1 - L’esprit d’Internet
L’auteur
nous plonge dans les racines de la création d’Internet nous permettant de mieux
appréhender ses valeurs fondatrices – échange et coopération - qui ont conduit
au développement du réseau, conçu comme un espace émancipé de la société
« réelle ». Il nous alerte également sur les dérives du
« capitalisme cognitif » (p.33) qui, en épousant les mêmes idéaux, a
développé de nouvelles formes de monopole (ex : Google).
Chapitre 2 - L’élargissement de l’espace public
Internet a
profondément transformé la démocratie en créant un espace où tous les citoyens
ont la parole. Sortie du cadre normé des médias traditionnels, celle-ci n’est
plus l’apanage des élites. Chacun peut par ailleurs exprimer sa singularité
(mise en scène de soi, de ses qualités et de ses compétences) entraînant une
porosité entre espace public et espace privé.
Chapitre 3 – Le web en clair-obscur
L’auteur
développe ici ce qu’il estime être un des aspects les plus originaux de la
transformation qu’apporte Internet à l’espace public : la mise en mémoire
des conversations « babil souvent insignifiant » (p.53). Il montre
comment les personnes, en particulier celles dotées d’un plus faible
« capital culturel » (p.29) n’hésitent plus à afficher leurs
différentes facettes identitaires (amicales, familiales, professionnelles)
s’émancipant des conventions et comment s’opère toutefois un contrôle social du
fait de l’intériorisation des règles de déontologie.
Chapitre 4 – La forme politique d’Internet
Enfin, le
dernier chapitre s’attache à expliquer comment s’auto-organise ce nouvel espace
politique qu’est Internet : naissance et déroulement des débats, mise en
place des procédures décisionnelles au sein des grands collectifs, modes de
participation aux échanges, tentatives des partis politiques pour entrer dans
la conversation…. Pour l’auteur, des régulations naturelles s’y opèrent et
garantissent les principes d’égalité, de liberté et de coopération
revendiqués.
Analyse
En se démocratisant, le monde utopique d'Internet se met sous tension !
Internet, un espace qui estompe les frontières et libère la parole
- Internet est beaucoup plus qu’un media traditionnel qui fournirait une extension d’audience. Il abolit les frontières entre lecteurs et rédacteurs permettant à l’internaute d’être amené tout à tour à s’informer ou produire de l'information et des connaissances. Il élargit son rôle de récepteur à celui d’émetteur et rétablit les rapports de force entre lecteurs et rédacteurs légitimes (journalistes, politiques, experts…).
- La parole publique, encadrée dans les medias traditionnels selon un schéma hiérarchique vertical, en haut duquel se trouvent les élites s’est libérée sur Internet, intégrant un espace horizontal où chacun peut s’exprimer librement, en toute subjectivité. L’absence de modération des propos ou la modération à posteriori symbolise ce changement de paradigme d’un public désormais émancipé arraché à son rôle de simple « audience », et « rend plus transparentes les coulisses de la vie sociale » (p.99).
- Enfin, Internet laisse aux internautes le choix de donner ou pas de la visibilité à ce qu’ils jugent relever de la vie privée, abolissant ainsi la frontière avec ce qui relève de la vie publique. Contrairement aux premiers initiés qui évoluaient anonymement sur Internet, les internautes d’aujourd’hui défont progressivement la "contrainte de distanciation"(p.30) laissant le quotidien envahir la toile.
Risques et effets pervers de la massification des usages
Le succès
grandissant d’Internet suscite l’intérêt des medias traditionnels et la
convoitise des entreprises qui investissent la toile et déploient des
stratégies pour organiser leur visibilité dans les moteurs de recherche. Une
hiérarchisation des contenus se redessine en fonction de logiques commerciales
avec pour risque de favoriser les contenus à plus forte audience.
On est passé
du rêve d'un monde virtuel indépendant à celui d'un monde entrelacé à la vie
quotidienne qui reproduit les différences sociales, et au sein duquel se
manifestent les mêmes communautarismes que dans la vie réelle. Tous les acteurs
sur Internet n’ont pas le même poids. Autorité, compétence technique et niveau
d’engagement risquent de « laisser sur le bord de la route les silencieux
et les non-connnectés » (p. 100)
Des internautes bien ancrés dans la réalité, qui font finalement acte de résistance…
Si les
institutions et les entreprises rêvent de créer des communautés de marque sur
Internet, les internautes restent difficilement mobilisables : les
"communautés sur internet se présentent plutôt comme le résultat d’un
ensemble d’actions individuelles qui, initialement n’étaient pas, ou peu
guidées par un sentiment collectif" (P.81). Les liens entre les
internautes restent faibles sauf s’ils existent dans la vie réelle. L’outil
n’est pas une fin en soi mais un moyen.
La plupart
des débats organisés en ligne rencontrent un succès limité. « La demande
de participation se conçoit plus souvent comme une expérimentation sans
chercher à entrer dans les débats chapeautés par les institutions, mais à
organiser des zones d'expertise ou de
discussion à côté des institutions, voire contre elles ». Ce qui montre la
volonté d’autonomie des internautes et de mener le débat.
Conclusion/analyse critique
Il est bien
difficile de formuler une critique après la lecture de cet ouvrage aussi
richement condensé et argumenté. Je relèverais toutefois trois points :
- Un manque de clarté quant à la gouvernance d’Internet. Si elle s’explique par sa complexité bien qu’il existe un certain nombre d’acteurs désignés pour définir et perfectionner une coordination mondiale, comme l’explique Carlos Afonso[1], le fait qu’elle apparaisse en filigrane à plusieurs reprises tout au long de l’essai sans être définie pose question. Cardon, par exemple, explique (p. 42) « dans un esprit proche du premier amendement de la constitution Américaine, Internet refuse toute politique paternaliste ». De qui parle-t-il ? Cette personnalisation de l’outil coupée d’une réalité insaisissable alimente encore davantage l’image nébuleuse du réseau des réseaux.
- Cardon ne fait à aucun moment référence aux graves dérives de la toile, tout à sa thèse de la démocratie Internet. Internet devient pourtant un terrain d’expression pour le crime et la délinquance (pornographie enfantine, fraude...). Une réflexion éthique mériterait ici d’être engagée pour questionner les valeurs sur lesquelles il serait souhaitable que la communauté humaine s’entende, entre liberté (laisser faire) et dignité (protéger les plus faibles) ?
- Enfin, d’autres chercheurs comme F.Rebillard (2007), P.Breton (1997), A.Mattelard (1999) ou P. Flichy (1997) « repèrent comment la diffusion des techniques et réseaux de communication a donné naissance à des représentations du monde fortement empreintes de déterminisme technologiste, qui prédisaient le chaos […] ou la paix sociale » (Stenger & Coutant, 2010).
Parmi les
citations clefs à retenir
"
Internet a inventé des formes inédites de partage du savoir, de mobilisation
collective et de critique sociale"p.8
« Internet est un instrument de lutte
contre l’infantilisation des citoyens dans un régime qui est censé leur confier
le pouvoir. En ce sens, le web incarne l’avenir de la démocratie » p.100
« La captation de l’attention des
internautes est au cœur de la compétition que se livrent les acteurs
traditionnels de l’espace public et les nouveaux conglomérats du
numérique » p.101
Dominique
Cardon est sociologue au Laboratoire des usages d’Orange Labs et chercheur
associé au Centre d’études des mouvements sociaux (CEMS/EHESS). Ses travaux
portent sur les relations entre les usages des nouvelles technologies et les
pratiques culturelles et médiatiques. Il s’intéresse aux transformations de
l’espace public sous l’effet des nouvelles technologies de communication. Ses
recherches récentes portent sur les réseaux sociaux de l’Internet, les formes
d’identité en ligne, l’auto-production amateur et l’analyse des formes de
coopération et de gouvernance dans les grands collectifs en ligne. Il a dirigé
la publication de deux numéros spéciaux de la revue Réseaux et publié divers
ouvrages et articles, parmi lesquels :
Ouvrages
Dominique CARDON. 2009. Sociogeek, identité numérique et réseaux sociaux.
Fyp éditions, Coll. la Fabrique des possibles, 96 p.
Fyp éditions, Coll. la Fabrique des possibles, 96 p.
Dominique CARDON, Fabien
GRANJON. 2010. Les Médiactivistes.
Presses de Sciences Po, Coll. Contester n°9, 147 p.
Articles
«La production de soi comme technique relationnelle. Un essai de typologie
des blogs par leurs publics » Réseaux, 2006, n°138, p.15-71
«Les réseaux de relations sur Internet : un objet de recherche pour
l’informatique et les sciences sociales », Humanités numériques 1.
Nouvelles technologie cognitives et épistémologie, Lavoisier 2007, p.147-164
«Réseaux sociaux de l'Internet» Réseaux, n° 152, 2008/6, p.7-17
«Sociabilités et entrelacement des médias », Nouvelles technologies et
modes de vie. Aliénation ou hyper-modernité ?, Éditions de l’Aube, 2005,
p.99-123
«Web 2.0 »Réseaux, n° 154, 2009/2, p.9-12
«Web
participatif et innovation collective », Hermès, n°50, 2008, p.77-82
[1] Enjeux de mots : regards multiculturels sur les sociétés
de l’information. Ce livre, coordonné par Alain
Ambrosi, Valérie Peugeot et Daniel Pimienta a été publié le 5 novembre 2005 par
C & F Éditions.
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