lundi 25 février 2013

Les sociologies de l’individu - Danilo Martuccelli et François de Singly


Fiche de lecture réalisée par Constance Gros, Master 2 Sociologie d’enquête – Consommation et Communication

Les sociologies de l’individu inscrit le concept d’individu dans le contexte d’une modernité en deux étapes, la première du XIXe aux années 60, la seconde des années 60 à aujourd'hui. Ces périodes sont séparées par la fin de la croyance dans le progrès, la déstabilisation des institutions et l’importance croissante accordée à la singularité individuelle. Dans la modernité, l’individu est devenu un héros ordinaire et les sociologues se mettent à considérer l’étude de son quotidien comme un moyen de comprendre la société.

Vers une sociologie de l’individu

L’ouvrage revient à l’origine des théories de l’individu pour relever le changement que les Lumières ont amorcé en recentrant la réflexion sur l’individu et son libre arbitre et ce dans la lignée de Montaigne qui parlait déjà de culture de soi et de développement de l’intimité. A leur suite, plusieurs définitions de l’individualisme vont apparaître. Durkheim va en théoriser deux : un individualisme négatif, qui rend hommage à l’individu en particulier, et un individualisme positif, ou abstrait, qui respecte en chacun un représentant de l’humanité et de la raison. Georg Simmel théorisera d’un côté l’indépendance individuelle, correspondant à l’individualisme abstrait, et de l’autre, la différence personnelle, c’est-à-dire la recherche d’une différence originale de soi, d’un « caractère unique et incomparable en qualité».

Le passage de la communauté à la société est également un marqueur de la modernité : l’individu y est moins dépendant du groupe, du cercle familial, et décide des liens qu’il veut créer ou non. Durkheim conservera l’idéal d’une société gardant des traits de la communauté. Selon lui, l’individu d’une société est un être plus émancipé mais qui risque d’être moins heureux car ses désirs y sont peu limités. La société a également tendance à décomposer l’individu alors que ce dernier aspire à être un tout et à extérioriser sa singularité. Cette expression de la singularité, pour ne pas être anarchique, va être encadrée par les institutions, telles la patrie ou l’école. Cependant, avec la 2e modernité, il va apparaitre que l’individu doit prendre ses responsabilités face aux institutions : le choix de vie devient une obligation sociale. Goffman démontre que l’individu est dans la gestion inlassable de son image et met au jour « l’impératif d’être soi-même ». Les sociologies se font plus attentives aux trajectoires personnelles : l’étude de la société contemporaine devient inséparable de l’analyse de l’impératif social qui contraint chacun à se constituer en tant qu’individu.

Les traditions nationales de l’individualisme

L’ouvrage s’intéresse ensuite aux traditions nationales de l’individualisme.
Aux USA, il est fondé sur l’égalité des droits d’un côté, l’implication et l’épanouissement des individus de l’autre, bâtissant un ordre moral et social sans que cela soit un signe de la dissolution de la société. En Allemagne, la notion d’individualisme tourne autour du destin virtuellement tragique de l’individu et de l’identification des pathologies sociales. En Grande Bretagne, pays qui réserve une place particulière à la psychologie de l’individu, l’enjeu est de trouver un équilibre entre libertés, non-intervention de la sphère publique dans la sphère privée, et protections, nécessité incontournable liant l’individu aux protections sociales. Enfin la France, en quête d’universel depuis la Déclaration des droits de l’homme, accorde néanmoins une attention particulière à la « civilisation » dans la constitution de l’individu, une attention héritée de l’observation fine qui avait lieu à la Cour et de la tradition de l’analyse du personnage social dans la littérature.

Quelle théorie pour une sociologie de l’individu ?

Concernant la théorie française, des caractéristiques communes apparaissent :
1. l’existence d’une thèse de nature historique
2. la vocation descriptive très fine des échanges et des sentiments
3. la vocation et l’exigence empirique
4. une attention au lien entre l’état de la société et le travail sur soi-même
5. l’individu est systématiquement étudié comme un processus
6. l’individu est complexe et tragique : importance accordée aux tensions
7. l’intelligibilité des phénomènes sociaux se construit à l’échelle de l’individu

A partir de ces caractéristiques, une partie des sociologues va s’intéresser aux habitudes des individus et à leur capacité à effectuer un processus permanent d’unification de leur identité pour pouvoir agir. Pour Jean-Claude Kaufman, l’individu est un processus permanent d’internalisation et d’extériorisation avec la prise en compte simultanée des schémas incorporés et des injonctions sociales contenues dans les contextes d’actions et d’interactions avec au final une priorité accordée à la réaction non consciente de l’individu. Pour Bernard Lahire, l’individu est le résultat des multiples plis de la structure sociale avec de fortes variations interindividuelles. L’homme est pluriel, il est un palimpseste de dispositions diverses dont les différents contextes de vie commande l’unification pour les besoins de l’action. Mais le travail sur soi de l’individu est également contraint par des normes et des institutions. Pour Ulrich Beck l’individu est sollicité par des institutions sociales qui le contraignent à développer une biographie personnelle. En se pliant aux règles, les individus se construisent en tant que sujet. Pour Alain Ehrenberg, l’individu est soumis à une injonction permanente de réussite et doit trouver en lui-même ses référents d’action et donner des preuves d’auto-contrôle. Ce modèle écrase l’individu qui est confronté à un nombre infini de responsabilités.

Après le travail sur soi et les institutions, se pose la question de la reconnaissance d’autrui avec l’émergence du concept d’Autrui Significatif. Elle se pose en premier lieu dans la relation de couple où il faut trouver un équilibre entre la vie ensemble et la vie seule. Francois de Singly a ainsi étudié la fonction de l’amour dans la construction de l’identité et montré la nécessité d’envisager en même temps la nature des individus et la nature des liens qui les unissent. Le concept d’épreuve émerge enfin pour articuler les problèmes personnels avec les structures sociales qui les créent ou les amplifient. Pour François Dubet, l’individu est contraint d’articuler des logiques d’actions disjointes pour se doter d’une expérience unitaire et c’est l’étude de cette expérience qui rend intelligible les phénomènes sociaux à leur échelle. Danilo Martuccelli décrit cela comme le processus d’individuation : la vie personnelle est soumise à un certain nombre de défis que les acteurs peuvent réussir ou non, décidant ainsi de leur sort, le rôle du sociologue étant alors d’étudier les différentiels de réponse de chacun. Ces derniers travaux mettent l’accent sur les différentes formes par lesquelles les individus se fabriquent, privilégiant ainsi le prisme du travail sur soi.

Quelles méthodes pour une sociologie de l’individu ?

L’ouvrage repart d’un paradoxe méthodologique, à savoir que la sociologie affirme que l’individu isolé est l’élément de base, tout en prenant souvent appui sur des statistiques qui font disparaître leur singularité. Le sens donné aux pratiques est aussi important que les questions de faits, d’où la nécessité d’une approche également qualitative. Pour l’individu individualisé qui manque de cohérence entre plusieurs dimensions identitaires, l’entretien est ainsi un temps de retour sur soi qui permet le passage d’éléments de la zone de non-conscience à la zone de conscience avec des effets sur la construction identitaire. La consigne initiale, raconter ou non en suivant un fil chronologique, est capitale car impose une manière de construire son identité à la personne interrogée pendant la durée de son entretien. Pour être valable, une approche qualitative doit être restituée dans l’ensemble des grands changements survenus au niveau sociétal et être menée auprès de plusieurs personnes pour saisir les mécanismes transversaux qui font que les personnes vivent et agissent de manières différentes. Les outils du portrait, poids du passé, subjectivation, processus d’individualisation, permettent de rendre intelligible des phénomènes sociaux mieux qu’à travers des logiques groupales. Ils aident à rendre compte du travail sur soi de chacun et à montrer comment le singulier est constitué d’une part de commun.

Conclusion

L’ouvrage s’achève sur deux grandes interrogations « y a-t-il une limite à l’analyse sociologique de l’individu ? » et « quel est le bien fondé du schéma associant l’apparition de la modernité en Occident et la naissance de l’individu ? » ; l’identification de deux irréductibles : l’un psychique (le désir d’être) et l’autre social (position dans une lignée et dans la société) ; et résume enfin l’intérêt de l’approche sociologique dans l’identification du décalage possible entre identité héritée, identité acquise et identité espérée.

mardi 12 février 2013

Dominique Cardon, La démocratie Internet, Promesses et limites


Après avoir retracé la longue gestation d’Internet, à travers son histoire, ses valeurs et ses usages, Dominique Cardon interroge sa dimension politique et démontre comment, en élargissant l’espace public, Internet a révolutionné la nature même de la démocratie. En instaurant de nouveaux protocoles entre information et conversation, Internet se détache des medias de masse et met un terme au traditionnel découpage entre l’espace privé et l’espace public qui garantissait la prédominance des modèles légitimes économiques, culturels et politiques qui se sont développés tout au long du XXe siècle. Il questionne également ses limites avec d’une part, la montée d’un nouveau « capitalisme cognitif » qui voudrait prendre le contrôle de la toile et d’autre part, sous l’effet d’un usage massif, la transposition des inégalités du monde « réel » à la toile, nouvel espace que les fondateurs avaient rêvé libertaire et égalitaire.

Plan
L’ouvrage s’articule autour de quatre chapitres.

 

Chapitre 1 - L’esprit d’Internet


L’auteur nous plonge dans les racines de la création d’Internet nous permettant de mieux appréhender ses valeurs fondatrices – échange et coopération - qui ont conduit au développement du réseau, conçu comme un espace émancipé de la société « réelle ». Il nous alerte également sur les dérives du « capitalisme cognitif » (p.33) qui, en épousant les mêmes idéaux, a développé de nouvelles formes de monopole (ex : Google).

 

Chapitre 2 - L’élargissement de l’espace public


Internet a profondément transformé la démocratie en créant un espace où tous les citoyens ont la parole. Sortie du cadre normé des médias traditionnels, celle-ci n’est plus l’apanage des élites. Chacun peut par ailleurs exprimer sa singularité (mise en scène de soi, de ses qualités et de ses compétences) entraînant une porosité entre espace public et espace privé.

 

Chapitre 3 – Le web en clair-obscur


L’auteur développe ici ce qu’il estime être un des aspects les plus originaux de la transformation qu’apporte Internet à l’espace public : la mise en mémoire des conversations « babil souvent insignifiant » (p.53). Il montre comment les personnes, en particulier celles dotées d’un plus faible « capital culturel » (p.29) n’hésitent plus à afficher leurs différentes facettes identitaires (amicales, familiales, professionnelles) s’émancipant des conventions et comment s’opère toutefois un contrôle social du fait de l’intériorisation des règles de déontologie.

 

Chapitre 4 – La forme politique d’Internet


Enfin, le dernier chapitre s’attache à expliquer comment s’auto-organise ce nouvel espace politique qu’est Internet : naissance et déroulement des débats, mise en place des procédures décisionnelles au sein des grands collectifs, modes de participation aux échanges, tentatives des partis politiques pour entrer dans la conversation…. Pour l’auteur, des régulations naturelles s’y opèrent et garantissent les principes d’égalité, de liberté et de coopération revendiqués. 

Analyse

En se démocratisant, le monde utopique d'Internet se met sous tension !

Internet, un espace qui estompe les frontières et libère la parole


  • Internet est beaucoup plus qu’un media traditionnel qui fournirait une extension  d’audience. Il abolit les frontières entre lecteurs et rédacteurs permettant à l’internaute d’être amené tout à tour à s’informer ou produire de l'information et des connaissances. Il élargit son rôle de récepteur à celui d’émetteur et rétablit les rapports de force entre lecteurs et rédacteurs légitimes  (journalistes, politiques, experts…).
  • La parole publique, encadrée dans les medias traditionnels selon un schéma hiérarchique vertical, en haut duquel se trouvent les élites s’est libérée sur Internet, intégrant un espace horizontal où chacun peut s’exprimer librement, en toute subjectivité. L’absence de modération des propos ou la modération à posteriori symbolise ce changement de paradigme d’un public désormais émancipé arraché à son rôle de simple « audience », et « rend plus transparentes les coulisses de la vie sociale » (p.99).
  • Enfin, Internet laisse aux internautes le choix de donner ou pas de la visibilité à ce qu’ils jugent relever de la vie privée, abolissant ainsi la frontière avec ce qui relève de la vie publique. Contrairement aux premiers initiés qui évoluaient anonymement sur Internet, les internautes d’aujourd’hui défont progressivement la "contrainte de distanciation"(p.30) laissant le quotidien envahir la toile.

Risques et effets pervers de la massification des usages


Le succès grandissant d’Internet suscite l’intérêt des medias traditionnels et la convoitise des entreprises qui investissent la toile et déploient des stratégies pour organiser leur visibilité dans les moteurs de recherche. Une hiérarchisation des contenus se redessine en fonction de logiques commerciales avec pour risque de favoriser les contenus à plus forte audience.
On est passé du rêve d'un monde virtuel indépendant à celui d'un monde entrelacé à la vie quotidienne qui reproduit les différences sociales, et au sein duquel se manifestent les mêmes communautarismes que dans la vie réelle. Tous les acteurs sur Internet n’ont pas le même poids. Autorité, compétence technique et niveau d’engagement risquent de « laisser sur le bord de la route les silencieux et les non-connnectés » (p. 100)

Des internautes bien ancrés dans la réalité, qui font finalement acte de résistance…


Si les institutions et les entreprises rêvent de créer des communautés de marque sur Internet, les internautes restent difficilement mobilisables : les "communautés sur internet se présentent plutôt comme le résultat d’un ensemble d’actions individuelles qui, initialement n’étaient pas, ou peu guidées par un sentiment collectif" (P.81). Les liens entre les internautes restent faibles sauf s’ils existent dans la vie réelle. L’outil n’est pas une fin en soi mais un moyen.

La plupart des débats organisés en ligne rencontrent un succès limité. « La demande de participation se conçoit plus souvent comme une expérimentation sans chercher à entrer dans les débats chapeautés par les institutions, mais à organiser  des zones d'expertise ou de discussion à côté des institutions, voire contre elles ». Ce qui montre la volonté d’autonomie des internautes et de mener le débat.

Conclusion/analyse critique

Il est bien difficile de formuler une critique après la lecture de cet ouvrage aussi richement condensé et argumenté. Je relèverais toutefois trois points :

  • Un manque de clarté quant à la gouvernance d’Internet. Si elle s’explique par sa complexité bien qu’il existe un certain nombre d’acteurs désignés pour définir et perfectionner une coordination mondiale, comme l’explique Carlos Afonso[1], le fait qu’elle apparaisse en filigrane à plusieurs reprises tout au long de l’essai sans être définie pose question. Cardon, par exemple, explique (p. 42) « dans un esprit proche du premier amendement de la constitution Américaine, Internet refuse toute politique paternaliste ». De qui parle-t-il ? Cette personnalisation de l’outil coupée d’une réalité insaisissable alimente encore davantage l’image nébuleuse du réseau des réseaux.
  • Cardon ne fait à aucun moment référence aux graves dérives de la toile, tout à sa thèse de la démocratie Internet. Internet devient pourtant un terrain d’expression pour le crime et la délinquance (pornographie enfantine, fraude...). Une réflexion éthique mériterait ici d’être engagée pour questionner les valeurs sur lesquelles il serait souhaitable que la communauté humaine s’entende, entre liberté (laisser faire) et dignité (protéger les plus faibles) ?
  • Enfin, d’autres chercheurs comme F.Rebillard (2007), P.Breton (1997), A.Mattelard (1999) ou P. Flichy (1997) « repèrent comment la diffusion des techniques et réseaux de communication a donné naissance à des représentations du monde fortement empreintes de déterminisme technologiste, qui prédisaient le chaos […] ou la paix sociale » (Stenger & Coutant, 2010).

Parmi les citations clefs à retenir

" Internet a inventé des formes inédites de partage du savoir, de mobilisation collective et de critique sociale"p.8

 « Internet est un instrument de lutte contre l’infantilisation des citoyens dans un régime qui est censé leur confier le pouvoir. En ce sens, le web incarne l’avenir de la démocratie » p.100

 « La captation de l’attention des internautes est au cœur de la compétition que se livrent les acteurs traditionnels de l’espace public et les nouveaux conglomérats du numérique » p.101

Dominique Cardon est sociologue au Laboratoire des usages d’Orange Labs et chercheur associé au Centre d’études des mouvements sociaux (CEMS/EHESS). Ses travaux portent sur les relations entre les usages des nouvelles technologies et les pratiques culturelles et médiatiques. Il s’intéresse aux transformations de l’espace public sous l’effet des nouvelles technologies de communication. Ses recherches récentes portent sur les réseaux sociaux de l’Internet, les formes d’identité en ligne, l’auto-production amateur et l’analyse des formes de coopération et de gouvernance dans les grands collectifs en ligne. Il a dirigé la publication de deux numéros spéciaux de la revue Réseaux et publié divers ouvrages et articles, parmi lesquels :

Ouvrages
Dominique CARDON. 2009. Sociogeek, identité numérique et réseaux sociaux.
Fyp éditions, Coll. la Fabrique des possibles, 96 p.
Dominique CARDON, Fabien GRANJON. 2010. Les Médiactivistes.
Presses de Sciences Po, Coll. Contester n°9, 147 p. 

Articles
«La production de soi comme technique relationnelle. Un essai de typologie des blogs par leurs publics » Réseaux, 2006, n°138, p.15-71
«Les réseaux de relations sur Internet : un objet de recherche pour l’informatique et les sciences sociales », Humanités numériques 1. Nouvelles technologie cognitives et épistémologie, Lavoisier 2007, p.147-164
«Réseaux sociaux de l'Internet» Réseaux, n° 152, 2008/6, p.7-17
«Sociabilités et entrelacement des médias », Nouvelles technologies et modes de vie. Aliénation ou hyper-modernité ?, Éditions de l’Aube, 2005, p.99-123
«Web 2.0 »Réseaux, n° 154, 2009/2, p.9-12
«Web participatif et innovation collective », Hermès, n°50, 2008, p.77-82


[1] Enjeux de mots : regards multiculturels sur les sociétés de l’information. Ce livre, coordonné par Alain Ambrosi, Valérie Peugeot et Daniel Pimienta a été publié le 5 novembre 2005 par C & F Éditions.