Fiche de lecture réalisée par Constance Gros, Master 2 Sociologie d’enquête – Consommation et Communication
Les sociologies de
l’individu inscrit
le concept d’individu dans le contexte d’une modernité en deux étapes, la
première du XIXe aux années 60, la seconde des années 60 à aujourd'hui. Ces
périodes sont séparées par la fin de la croyance dans le progrès, la
déstabilisation des institutions et l’importance croissante accordée à la singularité
individuelle. Dans la modernité, l’individu est devenu un héros ordinaire et les
sociologues se mettent à considérer l’étude de son quotidien comme un moyen de comprendre
la société.
Vers une sociologie
de l’individu
L’ouvrage revient à
l’origine des théories de l’individu pour relever le changement que les
Lumières ont amorcé en recentrant la réflexion sur l’individu et son libre
arbitre et ce dans la lignée de Montaigne qui parlait déjà de culture de soi et
de développement de l’intimité. A leur suite, plusieurs définitions de l’individualisme
vont apparaître. Durkheim va en théoriser deux : un individualisme négatif, qui
rend hommage à l’individu en particulier, et un individualisme positif, ou
abstrait, qui respecte en chacun un représentant de l’humanité et de la raison.
Georg Simmel théorisera d’un côté l’indépendance individuelle, correspondant à
l’individualisme abstrait, et de l’autre, la différence personnelle, c’est-à-dire
la recherche d’une différence originale de soi, d’un « caractère unique et incomparable
en qualité».
Le passage de la
communauté à la société est également un marqueur de la modernité : l’individu
y est moins dépendant du groupe, du cercle familial, et décide des liens qu’il
veut créer ou non. Durkheim conservera l’idéal d’une société gardant des traits
de la communauté. Selon lui, l’individu d’une société est un être plus émancipé
mais qui risque d’être moins heureux car ses désirs y sont peu limités. La
société a également tendance à décomposer l’individu alors que ce dernier
aspire à être un tout et à extérioriser sa singularité. Cette expression de la singularité,
pour ne pas être anarchique, va être encadrée par les institutions, telles la patrie
ou l’école. Cependant, avec la 2e modernité, il va apparaitre que l’individu
doit prendre ses responsabilités face aux institutions : le choix de vie
devient une obligation sociale. Goffman démontre que l’individu est dans la
gestion inlassable de son image et met au jour « l’impératif d’être soi-même ».
Les sociologies se font plus attentives aux trajectoires personnelles : l’étude
de la société contemporaine devient inséparable de l’analyse de l’impératif
social qui contraint chacun à se constituer en tant qu’individu.
Les traditions
nationales de l’individualisme
L’ouvrage s’intéresse
ensuite aux traditions nationales de l’individualisme.
Aux USA, il est fondé sur
l’égalité des droits d’un côté, l’implication et l’épanouissement des individus
de l’autre, bâtissant un ordre moral et social sans que cela soit un signe de
la dissolution de la société. En Allemagne, la notion d’individualisme tourne
autour du destin virtuellement tragique de l’individu et de l’identification
des pathologies sociales. En Grande Bretagne, pays qui réserve une place
particulière à la psychologie de l’individu, l’enjeu est de trouver un
équilibre entre libertés, non-intervention de la sphère publique dans la sphère
privée, et protections, nécessité incontournable liant l’individu aux
protections sociales. Enfin la France, en quête d’universel depuis la
Déclaration des droits de l’homme, accorde néanmoins une attention particulière
à la « civilisation » dans la constitution de l’individu, une attention héritée
de l’observation fine qui avait lieu à la Cour et de la tradition de l’analyse
du personnage social dans la littérature.
Quelle théorie pour
une sociologie de l’individu ?
Concernant la théorie
française, des caractéristiques communes apparaissent :
1. l’existence d’une
thèse de nature historique
2. la vocation
descriptive très fine des échanges et des sentiments
3. la vocation et l’exigence
empirique
4. une attention au lien
entre l’état de la société et le travail sur soi-même
5. l’individu est
systématiquement étudié comme un processus
6. l’individu est
complexe et tragique : importance accordée aux tensions
7. l’intelligibilité des
phénomènes sociaux se construit à l’échelle de l’individu
A partir de ces
caractéristiques, une partie des sociologues va s’intéresser aux habitudes des
individus et à leur capacité à effectuer un processus permanent d’unification
de leur identité pour pouvoir agir. Pour Jean-Claude Kaufman, l’individu est un processus
permanent d’internalisation et d’extériorisation avec la prise en compte simultanée
des schémas incorporés et des injonctions sociales contenues dans les contextes
d’actions et d’interactions avec au final une priorité accordée à la réaction non
consciente de l’individu. Pour Bernard Lahire, l’individu est le résultat des multiples
plis de la structure sociale avec de fortes variations interindividuelles. L’homme
est pluriel, il est un palimpseste de dispositions diverses dont les différents
contextes de vie commande l’unification pour les besoins de l’action. Mais le
travail sur soi de l’individu est également contraint par des normes et des
institutions. Pour Ulrich Beck l’individu est sollicité par des institutions
sociales qui le contraignent à développer une biographie personnelle. En se
pliant aux règles, les individus se construisent en tant que sujet. Pour Alain
Ehrenberg, l’individu est soumis à une injonction permanente de réussite et
doit trouver en lui-même ses référents d’action et donner des preuves d’auto-contrôle.
Ce modèle écrase l’individu qui est confronté à un nombre infini de
responsabilités.
Après le travail sur soi
et les institutions, se pose la question de la reconnaissance d’autrui avec
l’émergence du concept d’Autrui Significatif. Elle se pose en premier lieu dans
la relation de couple où il faut trouver un équilibre entre la vie ensemble et
la vie seule. Francois de Singly a ainsi étudié la fonction de l’amour dans la
construction de l’identité et montré la nécessité d’envisager en même temps la
nature des individus et la nature des liens qui les unissent. Le concept d’épreuve
émerge enfin pour articuler les problèmes personnels avec les structures
sociales qui les créent ou les amplifient. Pour François Dubet, l’individu est
contraint d’articuler des logiques d’actions disjointes pour se doter d’une
expérience unitaire et c’est l’étude de cette expérience qui rend intelligible
les phénomènes sociaux à leur échelle. Danilo Martuccelli décrit cela comme le
processus d’individuation : la vie personnelle est soumise à un certain nombre
de défis que les acteurs peuvent réussir ou non, décidant ainsi de leur sort,
le rôle du sociologue étant alors d’étudier les différentiels de réponse de
chacun. Ces derniers travaux mettent l’accent sur les différentes formes par
lesquelles les individus se fabriquent, privilégiant ainsi le prisme du travail
sur soi.
Quelles méthodes
pour une sociologie de l’individu ?
L’ouvrage repart d’un
paradoxe méthodologique, à savoir que la sociologie affirme que l’individu
isolé est l’élément de base, tout en prenant souvent appui sur des statistiques
qui font disparaître leur singularité. Le sens donné aux pratiques est aussi
important que les questions de faits, d’où la nécessité d’une approche
également qualitative. Pour l’individu individualisé qui manque de cohérence
entre plusieurs dimensions identitaires, l’entretien est ainsi un temps de
retour sur soi qui permet le passage d’éléments de la zone de non-conscience à
la zone de conscience avec des effets sur la construction identitaire. La
consigne initiale, raconter ou non en suivant un fil chronologique, est
capitale car impose une manière de construire son identité à la personne
interrogée pendant la durée de son entretien. Pour être valable, une approche
qualitative doit être restituée dans l’ensemble des grands changements survenus
au niveau sociétal et être menée auprès de plusieurs personnes pour saisir les
mécanismes transversaux qui font que les personnes vivent et agissent de manières
différentes. Les outils du portrait, poids du passé, subjectivation, processus d’individualisation,
permettent de rendre intelligible des phénomènes sociaux mieux qu’à travers des
logiques groupales. Ils aident à rendre compte du travail sur soi de chacun et
à montrer comment le singulier est constitué d’une part de commun.
Conclusion
L’ouvrage s’achève sur
deux grandes interrogations « y a-t-il une limite à l’analyse sociologique de
l’individu ? » et « quel est le bien fondé du schéma associant l’apparition de
la modernité en Occident et la naissance de l’individu ? » ; l’identification
de deux irréductibles : l’un psychique (le désir d’être) et l’autre social (position
dans une lignée et dans la société) ; et résume enfin l’intérêt de l’approche
sociologique dans l’identification du décalage possible entre identité héritée,
identité acquise et identité espérée.