jeudi 13 octobre 2011

Années 30, l’invention des cadres (d’après l’ouvrage de Luc Boltanski)

Le groupe des cadres émerge dans un contexte de crise et se construit à travers un système d’oppositions.

Les cadres trouvent leur origine dans la crise des années 30 et l’émergence du front populaire.  Ce sont les ingénieurs, sortis des grandes écoles, militants au sein de l’Action catholique, mouvement ultra-conservateur proche de l’extrême droite, qui initient le mouvement, en réaction à ce qu’ils perçoivent comme une prise de pouvoir de la part de la classe ouvrière. Gestionnaires des usines, ils vivent comme une véritable humiliation les accords de Matignon, qui prévoient une négociation directe entre la classe ouvrière, le patronat et l’Etat, tandis que les résultats des négociations deviennent applicables à toutes les entreprises d’une même branche. Exclus du dialogue, et donc du jeu social, les ingénieurs vivent cette situation comme une humiliation et commencent à revendiquer une représentation officielle au sein des instances d’arbitrage. Ils s’organisent alors en syndicats. La CGT de son côté, nouvellement institutionnalisée, fait de nouveaux émules du côté des techniciens et employés. Parallèlement, les ingénieurs cherchent à réunir le maximum de personnes pour constituer autour d’eux un nouveau groupe de poids – « pôle attracteur » -, celui de la classe moyenne, qu’ils considèrent comme une « 3e voie » entre la classe ouvrière (le collectivisme) et le grand capital, la seule pouvant les sortir de la crise. Cette « 3e voie » s’appuie sur deux modèles, celui du catholicisme social et sur le fascisme de manière non officielle, utilisant par ailleurs ouvertement la peur qu’il inspire pour soutenir leurs exigences (donnez-nous ceux que nous demandons, si vous voulez éviter l’avènement du fascisme en France). Les représentants de la classe moyenne veulent se positionner en arbitre, entre la classe ouvrière (collectivisme) et le grand patronat (capitalisme). Georges Lamirand, ingénieur sorti de l’école Centrale, militant du Catholicisme social, déclare que dans les conflits qui opposent les ouvriers aux patrons, les ingénieurs sont comme « entre le marteau et l’enclume, oubliés de tous ». Le dénominateur commun de la classe moyenne est la possession d’un patrimoine. Ce qui exclut naturellement les ouvriers. Les petits patrons, les professions libérales et les rentiers, ceux qui relèvent de la bourgeoisie traditionnelle rallient le mouvement.  La notion de patrimoine exclut le grand capital financier,  les grands patrons qui sont jugés « égoïstes », ne remplissant pas le rôle social, qui font de l’argent pour faire de l’argent. Ils pensent que le problème de la crise est davantage un problème moral qu’économique. Ils fustigent l’argent « apatride », celui des juifs en particulier, participant activement  à la montée de l’antisémitisme, la « ploutocratie » (le pouvoir de l’argent).  L’argent anonyme, celui du crédit bancaire, des « trusts » opposé au patrimoine qui constitue l’instrument de travail des commerçants, artisans, petits chefs d’entreprises (capital personnel ou familial). Les ingénieurs rallient également chefs d’ateliers, contremaîtres, contrôleurs ou vérificateurs. Les conditions économiques incitent les patrons à demander l’augmentation du rythme des cadences, sans contrepartie. Les ouvriers travaillent dans des conditions de plus en plus difficiles. Ce sont les chefs d’atelier qui ont la charge de faire appliquer ces nouvelles consignes, parfois de façon très dure, contre lesquels les ouvriers se retournent parfois. Les fonctionnaires, eux sont exclus, considérés comme des « parasites » dans une vision qui fonctionne par opposition public/privé, fonctionnariat/libre entreprise, sécurité/risque, lâcheté mollesse/énergie courage, routine/innovation, soumission/liberté. Tandis que la « marxisme » a exercé un rôle catalyseur sur la classe ouvrière, ce sont les théories développées par les « personnalistes » qui inspirent les nouveaux tenants de la classe moyenne. Avec pour figure centrale Emmanuel Mounier, fondateur de la revue « Esprit » ou de l’Ordre nouveau de l’Action populaire qui prône la mise en place d’une société corporatiste. L’existence des classes sociales est reconnue au sein d’un ordre naturel défendant le principe que les hommes ne sont pas égaux, ni en dons ni en héritage, et que chaque classe à un rôle à jouer dans la société.
Les ingénieurs réunissent donc autour d’eux un certain nombre de catégories différentes, l’ensemble est hétérogène. La notion de patrimoine, qui regroupe les membres de la classe moyenne, est parfois étendue au capital social ou culturel…

C’est le gouvernement de Vichy qui va donner une reconnaissance officielle aux cadres (le terme vient de l’armée. C’est là que les ingénieurs vont chercher les schèmes de leur identité). Ils sont représentés par l’institutionnalisation, conformément à l’idéologie de la « 3e voie », du tiers-parti. Vichy crée un comité national pour le regroupement des cadres.
Dans ces années-là, l’identité du cadre n’est pas celle que l’on connaît aujourd’hui. Inspirée de l’identité militaire, sa représentation repose sur la virilité, la droiture, la supériorité physique, l’autorité, un caractère direct, le sens des réalités et du concret, la ténacité, l’acharnement au travail.

La Confédération générale des cadres est créée fin 1944. Elle regroupe 3 catégories : les cadres de direction (ingénieurs, cadres administratifs et commerciaux), les cadres de maîtrise (techniciens, cadres administratifs et commerciaux) et les VRP. Avec le temps, les distinctions s’atténuent mais les deux catégories demeurent au service de la première. La CGC reste toutefois favorable à l’élargissement de la population cadre afin de faire le poids face à la classe ouvrière. Ainsi, celui qui possède la plus petite responsabilité, peut-il accéder au titre symbolique de cadre même si les CSP font encore la différence entre cadre supérieur et cadre moyen jusqu’en 1982.

2 commentaires:

  1. Beaucoup d'étonnement en lisant la manière dont vous qualifiez l'action catholique et Emmanuel Mounier !.. Il y a erreur historique, et il suffit d'aller sur leurs sites internet actuel pour le voir... L'action catholique n'est pas proche de l'extrême droite, mais bien au contraire créée avec la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) en 1927, proche du catholicisme social, pour reconnaitre la dignité des jeunes ouvriers à l'époque, et aujourd'hui des jeunes de quartier populaire... Un mouvement qui allait bien à l'encontre des conservatismes chrétiens ! Quant à Emmanuel Mounier, ce qu'il développait allait bien dans le sens d'une remise en cause du déterminisme des classes sociales puisqu'il s'agissait là aussi de l'émancipation des ouvriers ! J'aimerai beaucoup que vous citiez vos sources sur ces deux points...

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  2. Merci pour votre lecture et votre commentaire. Je précise que cet article a été rédigé à partir d'un cours et de la lecture de l'ouvrage de Luc Boltanski. Concernant les propos relatifs à l'Action catholique, je vous suggère la lecture de "L'extrême-droite en France: De Maurras à Le Pen, Volume 1"
    Par Ariane Chebel d'Appollonia voir page 181. L'action catholique a eu aussi sa période sombre... sur laquelle elle ne va bien entendu pas communiquer sur son site.

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